Archiv Sarah Marquis
Sarah Marquis est l’une des plus grandes exploratrices de notre époque. Elle prouve que nous sommes bien plus capables que ce que notre esprit nous laisse croire. Nous avons parlé d’instinct, de collants, de fruits alléchants et de la magie de la vie.
Sarah, es-tu particulièrement douée pour ne pas écouter les gens?
Sarah Marquis: Oui. (rires) Je plaisante… Disons que je suis particulièrement douée pour m’écouter moi-même.
Ça a toujours été comme ça? Quel genre de personne étais-tu, petite?
Sarah Marquis: J’ai grandi dans un très petit village, dans une partie de la Suisse avec peu d’infrastructures. Il n’y avait aucun modèle, aucune perspective de vie passionnante. Mais il y avait le bus de livres qui venait chaque semaine. J’ai emprunté des classiques, des biographies, des romans d’aventure et je les ai tous dévorés. J’ai disparu dans les livres. Et j’ai disparu dans les bois avec mes frères. C’était mes mondes à moi. Et si tu les relies entre eux, tu arrives à la vie que je mène depuis plus de 25 ans.
Ton chemin est loin d’être ordinaire. Très tôt, tu es partie seule pour de longues randonnées. Comment ton entourage a-t-il réagi à l’époque?
Sarah Marquis: Quand ma maman parlait de ses enfants à d’autres mères, c’était comme ça: «Moi, mon fils fait de la comptabilité» ou «Ma fille est étudiante en médecine. Et toi, que fait ta fille?» Ma mère répondait: «Elle marche.» (rires). Il a toujours fallu me justifier. Mais que veux-tu que je dise? Pour moi, c’était et c’est toujours ce qu’il y a de plus beau. Cela m’importe peu que les autres ne comprennent pas. Marcher me met du baume au cœur. Je savais que c’était le chemin à suivre, parce que c’est celui qui me rendait heureuse.
Sarah Marquis (53 ans) est l’aventurière «National Geographic» de l’année 2014, l’une des trois nominées pour le «21st Century Adventurer Award 2025» et l’autrice de dix livres. Elle grandit avec deux frères à Montsevelier, dans le Jura. Sa soif de découverte se manifeste dès l’enfance. À ses 17 ans, elle décide d’explorer l’Anatolie centrale à cheval, sans savoir monter. Elle enchaîne ensuite les voyages à pied, en solo: 4260 kilomètres à travers l’ouest des États-Unis, 14 000 kilomètres dans l’arrière-pays australien, huit mois sur les sentiers des Incas du Chili au Pérou. À partir de 2010, son chemin la mène pendant trois ans de la Sibérie à travers le désert de Gobi, la Mongolie, le Laos et la Thaïlande, jusqu’à l’Australie. L’outback australien lui réserve son lot de difficultés: lors d’un voyage de 750 kilomètres à travers la région de Kimberley, la plus extrême d’Australie, elle n’emporte que de la nourriture pour dix jours et ne parle à personne pendant des semaines.
Pourquoi te déplacer à pied? Pourquoi pas en voiture ou à vélo?
Sarah Marquis: Marcher, c’est notre vitesse naturelle. C’est le rythme qui nous permet de lire le paysage. Tous nos sens sont faits pour la randonnée. Là où je vais, c’est vital.
Mais pourquoi choisir de faire de la randonnée dans des endroits aussi extrêmes, comme certaines régions inhospitalières d’Australie par exemple?
Sarah Marquis: Parce que dans ces endroits, tu n’as pas droit à l’erreur. Tout autour de toi est inconnu. Ça aiguise tes sens. Tu dois tout percevoir pour survivre. Cela te permet d’avoir plus de clarté et de te recentrer sur toi-même. Il y a un autre langage là-bas. C’est comme si tu comprenais ce langage pour la première fois. Et quand tu le parles, tu as une nouvelle maison.
De quel genre de langage s’agit-il?
Sarah Marquis: Un langage instinctif. Et donc aussi un langage humain, il ne faut pas l’oublier. Un langage qui nous vient du début de l’humanité. Nous faisons partie de la nature, nous la portons en nous. Et c’est si agréable de pouvoir lire les signes. Tu sais quand une tempête se lève parce que les animaux le montrent bien plus tôt dans leur comportement. Je ressens des choses sur ma peau, je sens l’odeur de l’eau à proximité.
Peux‑tu nous expliquer concrètement comment tu perçois ces signes?
Sarah Marquis: Une fois, en Australie, je n’ai pas trouvé à boire pendant deux jours. J’ai monté ma tente et j’ai regardé ma carte. Je savais qu’il y avait huit heures de marche et que je tomberais sur une rivière. J’avais chaque pas en tête. Je savais où j’allais. Et quand je suis partie à 3h30 du matin, j’ai brusquement tourné après 500 mètres. Mon esprit avait prévu quelque chose mais mon corps suivait d’autres signaux. Peu après, j’ai trouvé de la végétation sauvage et un étang avec de l’eau claire et pure.
Mais tu ne te lances pas dans tes aventures à la légère. Tu te prépares avec précision…
Sarah Marquis: Oui, c’est essentiel. J’adore la recherche en amont. Je lis tout ce que je peux trouver sur la région, et crois-moi, Internet n’a pas toutes les réponses. Tu dois faire de vraies recherches, aller dans les bibliothèques, chercher de vieux livres et les parcourir; des livres sur la région, la faune et la flore, les techniques pour chasser, les techniques pour se protéger. J’arrive ensuite sur place un mois à l’avance et j’apprends des gens et du pays.
Tu parles aux gens du coin?
Sarah Marquis: Oui, j’ai beaucoup appris des Aborigènes. Leur savoir est incroyable, si précieux, si vieux. Mais aussi moderne (rires)…
On dirait que tu as une histoire à raconter!
Sarah Marquis: J’ai quelque peu insisté auprès d’un vieux pêcheur en Tasmanie. Dans la forêt pluviale, il y a énormément de sangsues attirées par tous les orifices corporels. J’étais sûre qu’il y avait des astuces pour les garder à l’écart. Mais je n’ai rien trouvé dans les livres. C’est pour ça que je me suis postée devant le vieil homme tous les jours. Il était énervé mais j’ai tenu tête. À un moment donné, il m’a dit: «Je vais te le dire mais tu ne peux pas le dire à d’autres». Et tu sais comment les hommes se protègent? Ils mettent des collants en soie. Les sangsues ne peuvent pas passer à travers. Voilà donc une astuce plutôt moderne.
Comment savoir ce que tu peux manger ou non?
Sarah Marquis: Il y a quelques tests. Je frotte d’abord la plante à l’intérieur de l’avant-bras, là où la peau est particulièrement fine et sensible, pour voir s’il y a une réaction. Si ce n’est pas le cas, je la mets dans la bouche et je la mâche un peu. Je recrache et j’attends encore une réaction.
Fais-tu toujours le bon choix?
Sarah Marquis: Pas toujours, non. Une fois, dans la forêt pluviale, j’avais faim, terriblement faim. Et puis je vois ces fruits. Partout. Des fruits magnifiques et alléchants. Je savais que ce n’était pas une bonne idée. Aucun oiseau, aucun animal n’y avait touché: le sol était couvert de tout sauf d’excréments. J’ai tout de même croqué quelques fruits et ils avaient un goût épouvantable. J’ai réessayé et finalement le goût m’a plu. J’étais assise là, je regardais devant moi dans les bois, et je me disais que la vie était belle. Et puis ma vision s’est brouillée. J’étais aveugle.
Que fais-tu dans une telle situation?
Sarah Marquis: J’ai ri. Je m’imaginais que l’arbre me regardait et se moquait de moi. J’ai beaucoup bu, et avec le liquide, le brouillard s’est dissipé.
Tu es toujours sur la route avec une carte et une boussole, non?
Sarah Marquis: La topographie est pour moi la base. J’en ai besoin pour tout identifier, tout comprendre et m’imprégner pleinement du terrain. En parallèle, je repère sur la carte où il doit y avoir de l’eau ou un amandier. C’est comme au supermarché: tu sais exactement où trouver le lait. Si tu fais quelque chose pendant 25 ans, tu finis par te perfectionner.
Quand nos sens sont si fortement -sollicités, il reste moins de place pour ce qui occupe pourtant tant de place dans la civilisation, n’est-ce pas?
Sarah Marquis: Pour moi, c’est un processus de désintoxication par rapport à la société. Par rapport à toutes les normes, tous les styles, toutes les classifications. Au début, on entend encore des voix. Celles de ses parents, de ses amis, du monde. Mais elles disparaissent au bout de trois à quatre semaines. Ce monde-là se dissout. Il n’y a plus que toi. Il n’y a pas d’avant, pas d’après. Juste le présent.
Ça ressemble à de la transcendance.
Sarah Marquis: Non, ce n’est pas ça. J’ai une pleine et intense conscience de la vie qui m’entoure. Je fais partie de la nature. C’est un «ici» intense, un repli, mais pas une transcendance.
Mais ce n’est pas une balade de santé. Tu as souvent échappé à la mort de justesse. Des crocodiles en Australie, la dengue dans la jungle du Laos, le bras cassé dans la forêt pluviale de Tasmanie ou des cavaliers alcooliques en Mongolie qui t’ont menacée.
Sarah Marquis: Quand je pars, je sais que ma vie est en jeu. Mais j’ai une foi inébranlable en moi, en mes capacités. Ce n’est pas une question d’ego. Il ne s’agit pas que de moi. J’ai l’impression d’avoir en moi tout le savoir de plusieurs générations. Tu dois en quelque sorte renoncer à ce que tu es, te déconstruire pour te connecter à la nature et croire en quelque chose de plus grand.
Mais nous manquons souvent de confiance à cause de notre esprit et des gens -autour de nous, n’est-ce pas?
Sarah Marquis: Absolument. Ta tête raisonne et les autres projettent leurs peurs sur toi. Tu ne l’as encore jamais fait, c’est trop élevé, c’est trop sombre, tu ne connais pas le terrain, telle ou telle chose pourrait arriver – et ta tête te dit: non, ne fais pas ça.
As-tu un conseil pour dépasser ses propres réticences?
Sarah Marquis: Procéder pas à pas. La confiance est un processus. Si tu rêves de quelque chose, fais-le. Mais prends ton temps. Passe une nuit dans les bois. Habitue-toi au bruit. Tu dormiras mal, c’est normal. Mais ça va te changer. Tu surmonteras tes peurs, tu gagneras confiance en toi et en la nature. Tellement de choses s’apprennent sur le chemin. Ça te fait quelque chose quand tu réalises que tu peux faire beaucoup plus que tu ne le penses, et que tu as davantage de ressources que ce que ta tête ou la société te dit.
Tu découvres encore des choses sur toi?
Sarah Marquis: Tous les jours! Je fais tout le temps des choses que je n’ai jamais faites. Je ne veux pas rester dans ma zone de confort. Je ne veux pas que mon monde se rétrécisse. Je veux apprendre, je veux découvrir de nouvelles choses. J’ai écrit des livres alors que l’écriture est une tâche difficile pour moi. J’ai construit une petite maison, je donne des ateliers, j’ai donné une conférence TED…
C’est ce qui est fascinant chez toi. Tu évolues avec la même aisance, aussi bien dans la nature que parmi les humains. Tu sembles être d’une nature joyeuse et en aucun cas une personne misanthrope qui fuit pour s’isoler dans la nature.
Sarah Marquis: Je ne suis pas comme ça, je ne fuis pas les gens. Je vis dans les bois en Valais, dans ma petite bulle, mais je peux aussi aller à une conférence avec 2000 personnes à Paris. Je considère que mon rôle est de faire le lien entre l’humain et la nature.
Et surtout d’être une source d’inspiration pour les femmes, n’est-ce pas?
Sarah Marquis: Oui. Pour moi, il n’y avait pas de modèles féminins. Du moins, aucun qui n’était encore en vie. Les explorateurs étaient de grands hommes barbus. Je trouve que les activités en pleine nature sont encore plus faciles pour les femmes, car nous sommes plus intuitives, nous ouvrons davantage nos sens à la vie. Nous ne procédons pas avec force et muscles, nous faisons plutôt confiance à notre guide intérieur.
Malgré tout, les femmes demeurent rares parmi les aventuriers.
Sarah Marquis: Et il est essentiel que cela change. La nature peut nous enseigner tant de choses, nous apporter tant de soulagement et tant de confiance en nous. Et les rôles et les schémas de pensée traditionnels nous bloquent. Oui, les femmes sont différentes des hommes. Mais pas plus faibles ou plus incapables. Au contraire, il nous faut plus d’énergie féminine. Il ne s’agit pas de domination mais d’un équilibre dont nous sommes encore loin. Ce qui est sensationnel, c’est qu’on se complète si merveilleusement, et qu’on est tellement plus forts ensemble.
Quand tu regardes le monde, que vois-tu?
Sarah Marquis: C’est comme une toile d’araignée. Tout est interconnecté. Ce sont des dynamiques que nous pouvons comprendre lorsque nous nous engageons dans la nature, y compris dans notre nature. La vie est magique.
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